Molotov va-t-il réussir à franchir la Grande Muraille des box TV sur laquelle se sont écrasées nombre d'offres OTT en France ? Premier bilan et perspectives un mois après le lancement commercial.
Le distributeur TV "over the top" (via internet, sans réseau géré ni box dédiée) Molotov s'est lancé le 11 Juillet, lendemain de la finale de l'Euro 2016 - la plus grande audience TV depuis 10 ans avec près de 21 millions de téléspectateurs. Un lancement pour l'instant limité, du fait d'une exclusivité Apple, aux utilisateurs équipés d'iPad, d'un boitier Apple TV dernière génération ou d'un ordinateur (Windows/MacOS/Linux). L'extension à d'autres appareils comme les TV connectées est toutefois prévue. Le lancement semble en tout cas réussi en cette période estivale, l'application (gratuite) se classe en deuxième position sur Apple TV, toutes catégories confondues, et dans les 10 premières applications de la catégorie "divertissement" sur iPad, devant les applications TVs des FAI.
On ne présentera pas ici l'offre Molotov (consultez par exemple le test complet sur NextInpact), attardons nous cependant sur trois fonctionnalités clé : l'accès au catalogue des replays, le contrôle du direct et l'enregistrement de programmes, des fonctions disponibles sur les boîtiers TV (ou "box") des Fournisseurs d'Accès à Internet (FAI) mais bien souvent via des interfaces surannées et poussives.
Le replay tout d'abord : là où sur les box et applications TVs des FAIs les programmes en "catchup" sont isolés du direct et classés par chaîne (avec parfois des ergonomies différentes d'une chaîne à l'autre), Molotov combine programmes en direct et en replay dans une interface unique et fait un effort particulier sur la présentation, la recherche et le classement des contenus. Résultat : l'utilisateur a l'impression d'avoir accès à un catalogue unique comme sur Netflix. Malheureusement les replays de nombreuses chaînes manquent à l'appel, dont celles des groupes TF1 et M6, sans doute faute d'accord commercial. Il faut rappeler et nous y reviendrons qu'en France les distributeurs rémunèrent les chaînes TV pour accéder à leurs catalogues de programmes en rattrapage.
Le contrôle du direct ensuite, qui permet de redémarrer n'importe quelle émission en cours, de mettre en pause, de reculer ou d'avancer rapidement par exemple pour sauter une coupure publicitaire. Certaines box TV des FAIs proposent bien cette fonctionnalité grâce à l'enregistrement en continu sur un disque dur intégré (magnétoscope numérique ou DVR), mais uniquement pour la chaîne en cours de visionnage ; impossible donc de revenir au début d'une émission sur une autre chaîne. L'utilisation par Molotov d'un "cloud DVR", enregistrant en continu l'ensemble des chaînes, lui permet d'offrir cette fonctionnalité potentiellement pour toutes les chaînes, la limite étant juridique et non technique - comme sur myCanal la fonction n'est pas disponible sur certains chaînes. Je trouve la fonction est particulièrement bien adaptée à l'utilisation avec la télécommande tactile de l'Apple TV, l'avance ou retour rapide s'effectuant d'un simple "swipe" vers la gauche ou la droite.
Enfin la fonctionnalité de "bookmarking" reprend la fonction d'enregistrement DVR bien connue des box TV, mais en la virtualisant (l'enregistrement est fait dans le "cloud" sur un disque virtuel - c'est le principe du nPVR). Cela en simplifie fortement l'usage : pas besoin d'être chez soi pour programmer un enregistrement, ou de conserver sa box allumée en permanence. L 'enregistrement d'une émission se fait en un clic et peut facilement être automatisé (tous les épisodes d'une série, les émissions que j'ai commencé à regarder sans terminer...). Ceci est la promesse de la fonctionnalité que j'ai pu tester lors de la phase de beta test (merci pour l'invitation Séb) mais qui a été désactivée lors du lancement commercial. En cause : l'absence d'accords avec les chaînes, malgré le vote et la promulgation de la loi Création 3 jours avant le lancement du service. Cette loi étend l'exception pour copie privée aux émissions TV et radio enregistrées en ligne. En clair elle autorise les distributeurs (et les chaînes elles mêmes) à s'appuyer sur cette exception pour permettre à leurs utilisateurs d'enregistrer des programmes TV et radio sur un espace de stockage en ligne, moyennant une rémunération (versée aux auteurs et producteurs et non aux chaînes) en fonction de la quantité d'espace proposée. Cette disposition était l'une des propositions du rapport Lescure (dont le rapporteur se trouve être l'un des cofondateurs de Molotov), mais son adoption s'est heurtée à l'opposition de certaines chaînes TV qui craignaient qu'elle entre en concurrence avec leurs services de TV de rattrapage sans leur apporter de revenus complémentaires.
Le point commun entre toutes ces fonctionnalités est donc leur absence partielle ou totale sur certaines chaînes, pour des raisons avant tout commerciales. Depuis le lancement des premières offres triple-play il y a plus de 10 ans, les chaînes et les FAI ont développé une relation particulière; les opérateurs ne paient pas pour reprendre le signal TV, mais pour accéder au catalogue de replay, pour des montants qui peuvent représenter une dizaine de millions d'euros par an seulement pour TF1. En contrepartie les principales applications TV de rattrapage (myTF1, 6Play, et depuis peu Pluzz) ne sont pas disponibles sur les TV connectées et autres boîtiers "OTT" (Apple TV, Chromecast...) mais exclusivement sur les box TV des FAI. La forte pénétration de ces équipements, inclus d'office dans tous les abonnements triple play, et l'exclusivité du replay ont fortement limité en France le succès des TV connectées et autres box OTT par rapport à d'autres marchés européens. Selon le CNC la télévision est aujourd'hui le principal support de consommation du replay en France, juste devant l'ordinateur et loin devant le mobile ou la tablette.
L'arrivée de Molotov, en montrant aux téléspectateurs qu'il est possible de se passer des FAI et de leurs box TV encombrantes (et lentes) pour accéder à la TV en direct et en replay sur leurs appareils préférés, va obliger tous les acteurs du secteur à repenser leur positionnement.
Les chaînes TV tout d'abord; outre leurs applications mobiles et sites web elles axent l'essentiel de leurs efforts sur les box TV des FAI, et ont pour certaines internalisé la R&D pour ces environnements. Elles tentent d'innover mais sont restreintes par les capacités des box et leur ouverture limitée - certaines fonctions comme le contrôle du direct ne peuvent être proposées que par les opérateurs eux mêmes, l'authentification des abonnés est un sujet sensible et les ponts entre Replay et VOD sont contrôlés. Face à cela TF1 et M6 ont semble-t-il donc choisi de simplement vendre aux FAI le droit d'implémenter certaines fonctionnalités comme le nPVR dans leurs équipements et applications, avec pour objectif de multiplier par dix les revenus de la distribution (on peut imaginer que les FAI répercuteront ces coûts sur leurs abonnés, via de nouvelles "options TV" plus ou moins obligatoires). Cette approche - si elle est acceptée - va rendre les chaînes encore plus dépendantes des FAI ; même si elles co-investissent pour améliorer leurs applications de replays, elles devront toujours composer avec les limitations des box TV et le bon vouloir des équipes qui les gèrent. En ignorant les nouvelles box OTT (plus ouvertes et évolutives) et en empêchant un acteur comme Molotov de proposer des fonctionnalités innovantes, elles ouvrent un peu plus la place aux acteurs "pur OTT" comme Netflix pour la vidéo à la demande, YouTube, Facebook ou Twitter pour la vidéo en direct.
De même les FAI sont aujourd'hui prisonniers de leurs box TV. A l'origine celles-ci ont représenté une réelle innovation qui a permis à la France d'être un temps leader mondial de la TV sur IP ; l'utilisation de protocoles ouverts issus d'Internet pour la diffusion TV laissait entrevoir de nouveaux services comme la TV perso ou les télésites de Free. Mais au fil des années les box se sont refermées et rapprochées du modèle du câble (voir du Minitel), avec pour objectif principal pour le FAI le maintien de l'ARPU par la vente de bouquets payants et de vidéos à la demande à l'unité. La capacité d'innovation des opérateurs a été fortement bridée par les querelles entre les équipes en charge des box et des contenus, une volonté de contrôler l'expérience de bout en bout, le recours à des sous traitants issus du monde télécom et non de l'électronique ou du logiciel grand public, l'absence de coopération entre opérateurs pour favoriser l'émergence de standards communs et les luttes politiques avec les chaînes. Tous ont bien tenté une timide ouverture vers l'OTT ; SFR a lancé une box OTT en 2013 et a été partenaire du lancement de Chromecast en France; Bouygues et Free ont intégré Android TV et sa boutique d'applications sur leurs dernières box TVs; enfin Orange a lancé l'année dernière sa première box OTT, la clé TV d'Orange, qui promettait comme Chromecast une solution simple, légère et ouverte aux tiers, tout en intégrant l'accès au direct et aux replays TV. Mais tous font faire volte face aujourd'hui. SFR a hérité de la mentalité de cablo-opérateur intégré de Numericable et axe sa stratégie sur des contenus exclusifs, abandonnant ses projets de box sous Android TV ; Orange priorise sa nouvelle Livebox 4 tout en augmentant le prix de sa clé TV sans en améliorer l'offre; Free devrait annoncer une nouvelle box "premium" à la rentrée fonctionnant sous un système propriétaire ; quant à Bouygues il a renoncé à ses projets de proposer sa box Miami aux abonnés à des réseaux concurrents ou de rendre disponible son application TV sur d'autres appareils Android TV.
La solution viendra peut être des opérateurs internet alternatifs qui sont aujourd'hui obligés de s'aligner sur les leaders du marché en proposant eux mêmes des offres TVs. Comment ? Tout d'abord en mettant à disposition des distributeurs TV leurs réseaux et infrastructure et en leur permettant de revendre leurs offres en marque blanche. Ainsi Videofutur, filiale du fabricant de box Netgem et spécialisé dans la vidéo à la demande, propose-t-il aujourd'hui une offre Internet fibre en partenariat avec des réseaux d'initiative publique. Une autre approche serait pour les opérateurs indépendants de se positionner en facilitateur technique pour la diffusion TV en direct et en OTT. En effet, malgré le changement des habitudes de consommation (la fameuse dé-linéarisation), la TV en direct reste un must pour les téléspectateurs, notamment pendant les grands événements comme la finale de l'Euro. Or pour un acteur OTT comme Molotov c'est un défi technique et les réseaux managés de l'IPTV conservent encore un avantage notamment en termes de latence. Si demain un ou plusieurs opérateurs alternatifs proposaient des abonnements "internet seul" et une offre CDN optimisée pour le direct, permettant une diffusion multicast des flux jusqu'à l'abonné, ils pourraient changer le marché et pousser les autres FAIs à les suivre.
Enfin les distributeurs TV traditionnels doivent se remettre en question, dont le premier d'entre eux, Canal Plus. Doit-il se rapprocher des FAI, en se contentant du rôle d'éditeur et en proposant une offre intégrée comme il l'a fait avec Orange ? Doit-il privilégier la distribution directe via les box OTT et TV connectées comme l'offre avec Samsung ? Il est peu probable que les deux stratégies puissent être menées de front, au risque de tensions avec ses partenaires. La vente en direct l'obligera à investir tout azimut sur ses applications et son infrastructure et à mieux segmenter son offre. Si à contrario le groupe privilégie l'approche indirecte, il prend le risque qu'un acteur étranger tel Sky se lance sur le marché français avec une offre OTT (comme en Espagne), voir en investissant dans un acteur comme Molotov. De même l'arrivée de l'offre Amazon Video (et ses box OTT) en France couplée à son offre de distribution vidéo OTT pourrait faire du géant américain une alternative pour la distribution de certaines chaînes TV. La rentrée TV s'annonce tendue pour tout le monde...
un article intéressant et complet.
RépondreSupprimermerci!
Supprimer