Alors que jusqu'ici TF1 restait très "frileux" sur sa présence sur Smart TV, privilégiant ses accords de distribution (FAI ou distributeurs TV comme Canal+), la sortie de la première "vraie" application myTF1 sur Smart TV LG montre un changement de stratégie, avant même la fusion avec M6.
La stratégie de la première chaîne dans le streaming se limitait jusqu'à il y a peu à l'auto-distribution sur mobile et son site web, les applications du groupe étant largement absente des nouveaux supports de consommation comme les Smart TV ou des boitiers de streaming type Apple TV (si l'on exclut quelques tentatives mineures comme LCI sur Apple TV ou myTF1 VOD en HbbTV).
Il faut dire que la chaîne avait depuis 2018 une stratégie agressive de développement des revenus issus de la distribution, au prix de négociations musclées qui se sont parfois traduites par des interruptions de service. En échange de ces accords, TF1 limitait sa présence sur téléviseur aux seuls décodeurs TV et applications de ses distributeurs, qui dans le monde pré-COVID représentait l'essentiel de la consommation.
Dans les environnements propriétaires des décodeurs IPTV la chaîne (comme ses concurrents) se trouvait limitée par les contraintes techniques et contractuelles imposées par les opérateurs, contraintes qui ne s'appliquait pas aux nouveaux entrants comme Netflix, Prime Video ou Disney+. Ainsi ceux-ci ont pu directement porter leurs applications Smart TV existantes sur les décodeurs IPTV, les opérateurs s'adaptant à leurs contraintes et non l'inverse.
Mais alors que l'équipement des foyers français en Smart TV et autres boîtiers de streaming a explosé pendant la pandémie, et que la consommation de TV de rattrapage recule, cette stratégie de présence limitée sur l'écran principal du foyer ne peut plus continuer. Les dernières péripéties du (non) renouvellement du contrat de distribution avec Canal+ laisse à penser que la stratégie de distribution de TF1 reste la même ; pourtant à la réflexion, cet épisode ressemble plus à une volonté de rompre avec l'ancien modèle pour devenir un acteur essentiellement streaming.
En effet, comme révélé par le DG de Molotov, le groupe insiste à présent dans ses accords de distribution sur la mise en place de liens "app to app", à savoir l'utilisation de l'application myTF1 en lieu et place d'applications éditées par les distributeurs pour la lecture de ses propres programmes sur mobile. Cela revient à proposer une intégration similaire à Netflix ou Disney+, qui référencent leurs programmes dans les applications de leurs distributeurs (myCanal par exemple) mais renvoient systématiquement vers leurs propres applications pour la consommation. Avec comme bénéfice direct la maîtrise complète de l'expérience et des données utilisateur et la possibilité de renvoyer vers d'autres contenus maison.
Avec la sortie des premières applications myTF1 sur Smart TV, ce modèle "app to app" peut à présent être étendu au téléviseur, du moins sur ceux qui permettent des renvois entre applications (Android TV par exemple). Cette évolution permet également à TF1 d'apparaître sur les "nouveaux guides des programmes" que sont les nouvelles interfaces proposées par Google TV, Apple TV, Amazon Fire TV ou Samsung, des systèmes de recommandation et de recherche unifiés où les programmes priment sur les applications. En étant présent directement sur ces interfaces, TF1 peut négocier des accords de mise en avant favorables avec les géants de la Tech et d'une certaine manière entrer en concurrence avec ses propres distributeurs, en premier lieu myCanal, Molotov et même Salto ; cette approche contribue également au développement commerciale de l'offre myTF1 Max, version payante sans publicité de myTF1.
En parallèle TF1 peut enfin offrir son bouquet de chaînes linéaires FAST (Free Ad Supported Television) sur téléviseur, alors qu'il était jusqu'ici limité au mobile et au web ; il peut ainsi se positionner face aux nouveaux acteurs de la TV gratuite que sont Samsung TV Plus ou Pluto, qui reproduisent l'ancienne expérience du zapping avec des chaînes thématiques "low cost".
Mais bien sûr ce lancement préfigure aussi ce que sera la nouvelle stratégie du groupe en cas de succès de la fusion avec M6 et de l'intégration de Salto. Avec une offre de programmes en direct et en rattrapage beaucoup plus importante (étendue via des accords de distribution avec des chaînes tierces) et un modèle hybride bVOD (rattrapage), aVOD (gratuit avec publicité) et sVOD (abonnement), le nouveau groupe pourra faire face aux nouveaux entrants du streaming gratuit et payant, et deviendra un concurrent sérieux pour myCanal. On comprend que celui-ci souhaite faire échouer la fusion, quitte à prendre quelques millions de téléspectateurs en otage.
Avec une telle force de frappe le futur groupe TF1/M6 sera aussi en mesure d'imposer son modèle à ses distributeurs, en allant peut être jusqu'à renverser la relation commerciale - après tout les opérateurs ne rémunèrent pas Netflix ou Disney+, ce sont ces derniers qui versent une commission sur les abonnements générés.
Vu les bénéfices liés à une telle offre commune, on pourrait assister à un regroupement limité de TF1 et M6 même en cas d'échec de leur fusion complète, via par exemple l'apport de leurs activités gratuites existantes à Salto et/ou la mutualisation de tout ou partie de leurs équipes techniques. A ce titre l'autorisation du rapprochement en Allemagne entre RTL et ProSiebenSat autour de la télévision adressée pourrait inspirer de ce côté du Rhin, tout comme l'avenir du service Joyn après le rachat à 100% des parts de Discovery par ProSiebenSat.
Dans tous les cas les autres acteurs de l'audiovisuel français seront fortement impactés par la nouvelle stratégie de distribution numérique de TF1. Outre l'évolution possible des modèles de commercialisation des services audiovisuels, ils vont devoir se confronter à un acteur beaucoup plus agressif, que ce soit pour nouer des partenariats avec les plateformes ou pour recruter des experts techniques. Si Canal+ possède la taille critique pour résister, notamment grâce à sa présence à l'international, ce n'est pas le cas de tous les autres groupes qui vont devoir faire des choix douloureux. Ils pourraient être contraints d'abandonner toute présence numérique autonome pour s'en remettre à leurs distributeurs, ou de regrouper leurs forces pour atteindre une taille critique.
Les années 20 s'annoncent bien comme des années de transformation du PAF en "Paysage du Streaming Français".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire